La technique
Par définition, la technique est tout procédé ou moyen permettant d’atteindre un but prédéterminé.
I. Valorisation de la technique, propre à l’Homme
La première acception de la technique comme propre de l’Homme donne une vision positive de la technique.
1. Une nécessité pour l’Homme, Prométhée (Platon, Protagoras)
La technique est tout d’abord une nécessité pour l’Homme. Le mythe de Prométhée tel que formulé dans le Protagoras de Platon fait référence pour cela. L’Homme, avant l’intervention de Prométhée, c’est-à-dire à son état naturel, est un être en pleine détresse, qui à la différence des autres animaux, ne porte pas en lui les qualités nécessaires à sa propre survie. Un animal à des griffes, des crocs, la capacité de se déplacer rapidement, etc., alors que l’Homme est un être nu et vulnérable.
L’intervention de Prométhée libère l’Homme de la détresse, car Prométhée apporte à l’Homme la technique, l’art, l’artisanat. La technique est donc nécessaire à l’Homme puisqu’elle seule lui permet de pallier sa détresse naturelle. Dit autrement, l’Homme est contraint de rentrer dans le domaine de la culture pour survivre.
2. Propre de l’Homme : Bergson et l’homo faber
Bergson défend l’idée que la technique est une spécificité humaine. Cela peut paraître paradoxal puisqu’en général, nous disons que le propre de l’Homme est la raison : on parle d’homo sapiens. En posant que le propre de l’Homme est la technique, Bergson souligne donc que l’intelligence humaine est avant tout une intelligence technique. La première fonction de l’intelligence humaine selon Bergson est de produire des outils.
Pour justifier sa thèse, Bergson s’appuie sur une controverse lors de la découverte d’outils en silex dans les alluvions de la Somme. Il ne prend pas partie dans ce débat, mais en dégage le sous-entendu : si nous sommes en présence d’outils, alors nous sommes en présence d’Hommes. Il y a donc unanimité pour dire qu’il y a une implication entre l’outil et l’humanité.
Cette thèse est en conformité avec le discours scientifique actuel, car ce qui différencie le dernier hominidé non-humain du premier animal humain est ce qui différence australopithèque et homo habilis, c’est-à-dire la capacité à fabriquer des outils. Bergson préfère donc qualifier l’Homme d’homo faber, homme qui fabrique des outils, plutôt que d’homo sapiens. Il veut insister sur le fait que si l’Homme est homo sapiens, c’est avant tout parce qu’il est un être qui doit fabriquer des outils.
II. Les discours critiques sur la technique
Nombres de reproches moraux peuvent être adressés à la technique, notamment au sujet du progrès technique.
1. Ambivalence
Il y a d’abord l’idée que la technique est ambivalente. A chaque progrès technique correspond un inconvénient. Par exemple, le nucléaire peut, soit servir à produire de l’électricité, soit servir à produire des bombes. A ceci, on peut retorquer que la technique ne serait qu’un moyen, et à ce titre serait moralement neutre. C’est l’usage qui serait moralement condamnable ou non.
2. Heidegger : « L’essence de la technique n’a rien de technique » (arraisonnement)
Pour Heidegger, la technique porte en elle un projet qui n’est pas moralement neutre. La technique est un moyen, mais tout moyen suppose une fin. Or, la fin de la technique est la domination. C’est par l’activité technique que l’Homme s’assure la maîtrise de la nature notamment. Ce n’est donc pas son usage, mais la technique elle-même qui est domination. Les finalités et les intérêts inhérents à la domination appartiennent à l’objet technique.
C’est la raison pour laquelle Heidegger dit que « l’essence de la technique n’a rien de technique ». En effet, l’essence de la technique pour Heidegger est métaphysique. C’est une manière de dévoiler le réel comme ce qui doit être arraisonné (on parle d’arraisonnement), c’est-à-dire provoquer, exploiter, mise en demeure de fournir une énergie qui peut être accumulée. Pour Heidegger, le problème de la technique est qu’elle conduit à considérer l’Homme, la société et la nature comme ce sur quoi on doit intervenir de manière agressive et dominatrice. Dans cette perspective heideggérienne, la technique n’est donc pas moralement neutre, puisqu’il existe d’autres manières de se rapporter au réel, qui elles ne sont pas condamnables comme la manière poétique. On peut, au lieu de présenter le monde comme quelque chose à arraisonner, le dévoiler de manière poétique en le chantant comme le poète. Comment concilier le propre de l’Homme et l’ambivalence ?
III. Supplément d’âme, supplément du corps (Bergson)
Il faut pour cela envisager la thèse de Bergson. Bergson dit : « la mystique appelle la mécanique ». Par-là, il veut dire que l’épanouissement moral de l’Homme a pour condition la technique. En effet, grâce à la technique, l’Homme va pouvoir subvenir à ses besoins et donc dégager du temps pour lui, pour travailler sur lui et s’épanouir moralement.
Simplement, dit Bergson, cette finalité morale de la technique ne nous apparaît plus aujourd’hui : la finalité de la technique a été détournée. Plutôt que de satisfaire les besoins de tous, ce qui serait sa finalité naturelle, la technique s’est mise au service de la satisfaction des besoins de quelques-uns. Ce détournement est une rupture d’équilibre. Pour Bergson, le corps humain est un outil naturel, notamment la main. De ce point de vue, l’outil artificiel peut être envisagé comme un prolongement du corps humain. Et l’expansion de la technique est comme une expansion du corps. La nature avait certainement prévu cette expansion, car l’Homme est homo faber. Mais ce qu’il n’avait surement pas prévu, c’est la mesure qu’a prise cette expansion, surtout depuis la Révolution industrielle.
La différence entre technique et technologie serait donc ici que la technologie est le progrès technique dès lors qu’il s’appuie sur le progrès scientifique. Ce que n’a pas prévu la nature, c’est cette expansion du corps humain avec la révolution technologique. Cette révolution pourrait être une chance, mais cette chance n’a pas été saisie selon Bergson, car ce supplément de corps n’aurait pas correspondu à un supplément d’âme. Si le corps a pris des proportions gigantesques par la technologie, l’âme est restée la même. Ainsi, l’âme ne réussit plus à contenir et soumettre le corps à ses exigences morales. L’âme doit donc faire un travail pour contenir cette expansion du corps et ne pas générer d’inégalité. Les progrès de la médecine profitent-ils à tous ou seulement aux plus aisés ou aux pays les plus développés ? Il faudrait un supplément d’âme pour orienter ce supplément de corps.