La nature

On oppose communément nature et culture. La nature est ce qui est déjà là et qui n’a pas fait l’objet d’une transformation par l’homme. La culture se définit comme une transformation de la nature par l’homme.

 

I. L’opposition nature/culture

 

L’opposition faite entre nature et culture explique la distinction qu’Aristote fait entre un objet technique et un objet naturel. Selon Aristote, un objet naturel possède son principe de mouvement en lui-même. Par exemple, un arbre est un objet naturel parce qu’il croît spontanément, il n’a pas besoin de quelque chose d’extérieur pour se développer. En revanche, un objet technique possède son principe de mouvement à l’extérieur de lui-même. Par exemple, un lit est un objet technique puisqu’il est l’effet d’une causalité extérieure, qui est le menuisier. Comme un objet naturel est ce qui croît spontanément et que la nature est ce qui est amenée à être transformée par l’Homme pour la culture, l’Homme peut alors se définir comme étant un être d’anti-nature.

D’abord l’Homme est contraint de transformer la nature extérieure s’il veut vivre. Dans son dialogue Protagoras, prenant l’exemple du mythe de Prométhée, Platon explique que l’Homme, à la différence de tous les autres animaux, est un être qui, à la naissance, ne porte pas sur lui toutes les caractéristiques et propriétés qui lui permettront de s’adapter à la nature rapidement. L’Homme, à l’état naturel, est donc le plus faible de tous les animaux. C’est pourquoi il est contraint, non pas de s’adapter à son environnement, mais d’adapter l’environnement à lui-même. Autrement dit, l’Homme, s’il veut survivre, est obligé de transformer la nature par le travail, par la médiation de la technique, et de la transformer en environnement pour pouvoir vivre. Cela explique pourquoi l’homme est un être d’anti-nature.

D’autre part, l’homme est un être d’anti-nature au sens où il passe son temps à nier sa propre nature. L’Homme, comme l’animal, a une naturalité. Cette naturalité s’exprime dans ses besoins. Chaque homme a une part d’animalité en lui. Mais à la différence de l’animal, ce que peut faire l’homme, c’est qu’il peut domestiquer cette animalité. Il peut domestiquer la nature qu’il porte en lui. L’homme n’est pas prisonnier de ses besoins et ses désirs, contrairement à l’animal, il peut renoncer à leur satisfaction immédiate. Par exemple, si l’homme a faim, c’est la nature qui va s’exprimer en lui, mais il sera capable de lutter contre la tyrannie de ce besoin et d’en repousser la satisfaction à plus tard.

L’homme est un être anti-nature car il nie sa nature extérieure autant que sa propre nature. Autrement dit, la nature de l’homme est d’être un être de culture. Ainsi, la nature est définie par contraste avec la culture. 

 

II. La nature est-elle porteuse de valeurs ?

 

L’opposition entre nature et culture questionne cette nature qui serait porteuse de certaines valeurs que la culture viendrait annuler et étouffer.

Hans Jonas, philosophe du XXe siècle, s’est posé cette question dans un livre intitulé Le principe responsabilité. Il questionne la légitimité du projet cartésien, scientifique selon lequel il faut transformer la nature pour se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». Il s’interroge sur le présupposé de l’entreprise scientifique. Il remarque que dominer la nature, entreprendre de la transformer, n’est possible que si l’on a une certaine conception de la nature. Dans le prolongement de Descartes, la science considère la nature comme un grand mécanisme. Autrement dit, pour Descartes, la nature ce n’est jamais que de la matière, une grande étendue géométrique, un grand mécanisme, et de ce fait, dans la nature il n’y aurait pas d’intention, et, sans intention, ces mécanismes deviennent des mécanismes de force : il n’y aurait donc pas de valeurs dans la nature. Jonas réfute cette hypothèse. En effet, selon lui, il y a une forme de valeur de la nature parce qu’il y a des intentions dans la nature (celle fondamentale qui est de persévérer dans son être). La nature persévère dans son être, cela veut dire que la nature choisit toujours la vie plutôt que la mort. Pour Jonas, puisqu’il y a cette intention fondamentale de la nature de vouloir la vie, il faut que l’homme ait un devoir vis-à-vis de la nature : un devoir de respect, un devoir de préservation. Dans cette perspective anti-cartésienne, Jonas pense qu’il ne faut pas vouloir transformer la nature à tout prix car la nature comporte une certaine valeur.

Une deuxième perspective critique sur cette volonté de transformer la nature est émise par Rousseau. Celui-ci écrit dans Discours sur les sciences et les arts puis dans Discours sur l’origine de l’inégalité des fondements parmi les hommes que c’est parce que l’Homme s’est éloigné de la nature, c’est parce qu’il est entré en société, qu’il s’est perverti. A contrario, cela veut dire que pour Rousseau, l’homme est naturellement bon. Ici on est dans une perspective qui fait apparaître la nature comme une norme à partir de laquelle on pourrait déterminer ce qui est bien par rapport à ce qui est mal, c’est-à-dire la vie en société. Autrement dit, pour Rousseau, la vie en société est ce qui a inscrit en l’Homme des vices tels que la jalousie, l’orgueil, la vanité, qui n’étaient pas là naturellement. On peut en conclure que, selon lui, il faudrait revenir à l’état de nature. Ainsi, pour Rousseau, la culture ne rend pas nécessairement l’homme meilleur.

 

III. Mais peut-on idéaliser la nature ?

 

Il faut se méfier de l’idée selon laquelle la nature constitue une norme, au sens où ce qui est naturel serait bon et ce qui serait culturel, moins bon. Il faut également se méfier de l’idée selon laquelle parce qu’il y aurait des intentions dans la nature, et la nature forcément une valeur.

– L’exemple de la médecine illustre le fait que la nature n’est pas toujours une valeur qu’il faut préserver. Le médecin est parfois contraint de nous prescrire des antibiotiques. Or le terme antibiotique signifie « ce qui lutte contre la vie » (bios en grec = vie). La nature n’est donc pas toujours bonne pour l’homme.

– L’exemple du moustique : il transmet le paludisme et c’est l’une des plus grandes causes de mortalité en Afrique. Pourtant, l’état de moustique est naturel. Ainsi, on constate que ce n’est pas parce que c’est naturel que c’est forcément bon. C’est pourquoi l’homme a conçu la technique pour pouvoir se protéger des aspects néfastes, pour lui, de cette nature.

Rousseau lui-même va préciser son idée. ll y a un contresens à ne surtout pas commettre : Rousseau n’a jamais dit, n’en déplaise par exemple à Voltaire, qu’il faut retourner à l’état de nature. Rousseau écrit dans Le Contrat Social que l’homme n’apparaît qu’à partir du moment où il entre en société, donc quand il dit que « l’homme s’est perverti par la société » il veut dire par là que le mal, l’inégalité, est une construction historique et a été inventée par l’homme. Or, si c’est l’homme qui a produit le mal, alors, comme l’écrit Rousseau, tout ce qu’a fait l’homme, l’homme peut le détruire. On comprend ainsi que l’intérêt d’historiciser l’inégalité pour Rousseau, n’est pas de nous inviter à retourner à un état antérieur à l’histoire, de retourner à la nature, c’est de nous faire comprendre qu’il y a la possibilité de défaire ce qui a été fait. Ainsi, pour Rousseau, le but de la politique et de l’éducation est d’essayer de produire une civilisation au sein de laquelle l’inégalité et le mal n’existeraient plus.

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